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Chroniques
El Cimarrón
théâtre musical de Hans Werner Henze
Ethnologue et poète, le Cubain Miguel Barnet rencontre en 1963 un vieux Noir de cent quatre ans nommé Esteban Montejo – « Sa voix parlée avait un caractère mélodieux qui semblait constamment au bord de devenir un chant ». L'homme lui raconte sa vie qui, trois ans plus tard, devint un livre : Biografia de un Cimarrón (ce mot, bœuf sauvage, désignant l'esclave fugitif). Montejo offre un résumé de l'histoire cubaine, liée à la domination espagnole puis américaine ; lui-même devient un symbole de la vulnérabilité de cette jeune nation, avec sa faim d'autonomie et sa soif de plaisirs. Hans Magnus Enzensberger en tire un livret dont rend compte en français Paul-Alexandre Dubois, à la voix sonore et à la diction excellente : les premiers Africains arrachés à leur terre, la plantation à l'âge de dix ans, l'appel de 4h30 pour rejoindre les autres esclaves dans la canne à sucre, le carcan, le fouet, les chaînes… jusqu'à la fuite dans les bois, avec les oiseaux, les arbres et les esprits pour seule compagnie.
Proche du marxisme à l'époque, c'est à Cuba que Hans Werner Henze écrit cette pièce théâtrale en quinze tableaux, entre décembre 1969 et janvier 1970. Le texte y est traité tantôt en parlé véritable, tantôt en Sprechgesang, tantôt en arioso libre. Comme le chanteur, les trois musiciens qui l'accompagnent – Amélie Berson (flûtes), Didier Aschour (guitare) et Diana Montoya Lopez (percussions) – disposent d'une large gamme expressive qui engendre une musique évocatrice, sans pasticher le folklore. De riches alliages timbriques signalent le moment de l'entrée en scène (archer sur le fil d'une cymbale et sur les cordes de la guitare), l'évasion (une guimbarde et un sifflet accompagnant les gémissements du baryton dans un micro), la découverte de la forêt (flûte basse, chapelet de coquilles St-Jacques, plaque de métal frottée), l'abolition de l'esclavage (piccolo et xylophone), le retour dans la canne pour gagner sa vie, sous l'œil du contremaître (claquement des fines tiges de bambous qui forment un rideau au fond de la scène, steel-drum), l'évocation de la misère (guitare solo), la demi-heure d'une révolte sanglante à la machette, en 1895 (les trois musiciens aux percussions), etc.
« Un homme, cinquante ans avant la révolution castriste, parle de liberté et de révolte à des hommes et femmes qui vivent cinquante ans après et rêvent toujours de libertés et de révoltes. » Mireille Larroche mesure le lien que notre imaginaire entretient avec le bastion de Fidel Castro, le paradoxe de nous savoir entichés de révolutions dont on sait pourtant qu'elles tournent mal. Dans le cadre intime de la Péniche Opéra, elle met en scène un personnage atypique, une histoire violente en utilisant aussi la projection vidéo. Sur des toiles suspendues à chaque bout de la scène ou tendues au sol, images d'archives ou contemporaines de l'île se succèdent, entrecoupées de gros plans sur les mains des interprètes. Le procédé, qui pourrait paraître redondant, rend plus proche cette nature, ces visages paisibles évoqué par un sage qui ne réclame que « la tranquillité pour penser et vivre ».
LB